Kulturagentinnen und Kulturagenten Schweiz

Comment un exercice simple et banal a pu marquer les esprits à ce point ?

Le cadre est donné. La situation est claire. Une salle de classe, des pupitres répartis dans un espace géométrique défini, un grand nombre de chaises, un meuble un peu plus grand au-devant, équipé de toute la technologie informatique usuelle. S’ensuit un tableau noir (voire blanc), un beamer accroché au plafond, et, pourquoi pas, sur un côté, quelques armoires qui font face à des fenêtres ouvrant sur le paysage avoisinant et apportant une lumière naturelle à l’espace. Tout est sous contrôle.

Soudain, la situation prend une allure imprévue. Les élèves sont invité.e.s grâce à une action courte et ciblée - se mettre debout sur la table de travail (voir l'article « réflexions sur l'espace ») - à changer leur vision des choses. Trois ans plus tard, certain.e.s élèves s’en souviennent encore et interpellent : « L’exercice de monter sur les tables, c’est vous hein ? On n’avait pas tout compris, mais on s’en rappelle. Vous savez, à la soirée humoristique de fin d’année (2022), les élèves y ont fait référence en rejouant la scène. »

J’essaie de comprendre : comment un tel exercice, à la fois court, simple et banal, a pu marquer les esprits à ce point ? De même, pour quelles raisons avait-il tant dérangé, provocant même un appel téléphonique d’un parent d’élève à la direction (qui par ailleurs n’a pas manqué de faire part d’une certaine inquiétude)?

La situation était probablement inhabituelle. L’exercice, une brève expérimentation de son corps dans un espace connu, entendait se focaliser sur le thème l’espace. Ne connaissant pas les personnes que j’avais en face, je souhaitais éveiller chez ces élèves une attention sur diverses possibilités d’actions induites par la perception. En d’autres termes, leur insuffler une prise de conscience de leur propre champ de vision. Et pour accentuer l’effet, moi, l’adulte, je m’allongeai par terre.

Et c’est là, à mon avis, le hic ! Il me semble que ce n’est pas le fait d’avoir utilisé le mobilier de manière inaccoutumée qui aurait causé la plus grande gêne, le malaise résiderait plutôt dans le fait que la personne adulte – dotée vraisemblablement d’une autorité certaine – adopte une position inadéquate pour le contexte scolaire : couchée à même le sol d’une classe et rester quelques secondes dans cette position tout en scrutant les regards des élèves. A notre époque, il est rare d’observer des adultes allongés sur le sol dans l’espace public. Mise à part les plages et les parcs, endroits où cette position est synonyme de détente, la confrontation avec des personnes étendues par terre évoque, en général, un accident, un malaise, un état de précarité ou encore une action artistique.

Revenons en classe. Les élèves sont postés debout sur les tables. Bénéficiant de cette position physique « élevée », le groupe observe le site d’une manière peu commune. Ils se retrouvent en quelque sorte « au-dessus de l’adulte ». Pour un court instant, en apparence du moins, ils le « maîtrisent ». La personne adulte, de par sa position couchée, expose une « vulnérabilité », fait preuve d’une certaine fragilité. Nous pourrions dire qu’elle se « destitue » sciemment de sa fonction et que, ainsi, elle se « soumet » à la classe. Cela ne constituerait-il pas le point névralgique de cette « anecdote » ? Seraient-ce les éléments suivants qui provoqueraient le malaise ?

Les rôles, symboliquement, ont été inversés. Les positions, des deux côtés, sont inhabituelles. Un jeu implicite de hiérarchies se déroule. Les dimensions (spatiales) sont renforcées par l’utilisation des propres corps. Les personnes participant à l’expérience, se sentent à la fois sujets et objets. L’intensité des regards échangés ne laisse aucune place à la parole. L’accueil de la passivité, c’est-à-dire ne pas devoir réagir, mais simplement consentir à absorber les effets de ce contexte singulier, peut paraître étrange.

Je conclus mon argumentaire en citant trois passages de l’article « L'expérience de la rencontre » (2013), écrit par la philosophe Françoise Dastur, des propos en guise de pistes de réflexion.*

« (...) l’apparition de l’autre dans mon champ visuel est vécue comme un bouleversement profond, car j’en suis plus alors réellement maître de la situation, je ne suis plus au centre des choses, puisque quelqu’un d’autre les voit sous un autre angle. »

« L’autre par son intrusion ne fait pas que de me déposséder des choses, il me regarde, et sous son regard, je perds en quelque sorte ma capacité de sujet, je deviens moi-même semblable à un objet. L’expérience de la rencontre est ainsi pour Sartre (...) une expérience qui me transforme en objet et qui fait de moi un être regardé. »

« Levinas, comme Sartre, souligne l’importance du regard. Même si l’autre ne prononce pas une parole, il me parle par son regard, et ce langage des yeux est absolument indissimulable et ne peut mentir. Car le visage de l’autre qui se touche vers moi dans la rencontre est qu’il y a de plus vulnérable en lui, c’est cette partie de son corps qui est toujours à découvert et dont il ne peut pas, malgré tous ses efforts, entièrement maîtriser l’expression. »

* Dans son approche de la « rencontre avec autrui » comme phénomène, Françoise Dastur fait appel aux analyses de trois philosophes français du 20ième siècle, à savoir Jean-Paul Sartre, Emmanuel Levinas et Maurice Merleau-Ponty.