Chercher sans chercher, comme on voit sans regarder...
08. Dezember 2023
von Marinka Limat
Suite de l'article « Jérôme Leuba et l'ambiguïté ».
Pour décrire sa pratique, Jérôme Leuba utilise le terme « espaces perméables ». Autrement dit, le spectateur fait face, consciemment ou non, à des situations ambiguës qui relèvent du domaine du visible et de l’invisible. Dans son travail artistique, Jérôme met en place toute un setting (registre de dispositifs), mariant à la fois le quotidien à une certaine dramaturgie (concept d’insertion) et laissant libre cours à l’improvisation. Cette mise en action d’une intention subtile permet de sonder l’influence des rôles, d’interroger et de remettre en question certains us et coutumes (les comportements, les codes, les lois… de politesse). Et c’est l’imprévu qui nous extrait de la routine. Nous sommes incité.e.s à agir ou à réagir, parfois amené.e.s simplement à observer. De telles situations, aussi infimes soient-elles, ne laissent sans conteste pas indifférent. N’y-a-t-il pas là un potentiel qui émerge de l’entre-deux (entre le commun et le remarquable, entre le planifié et l’imprévisible) ? Une force permettant de déclencher et d’expérimenter une multitude de possibilités à vivre et percevoir le moment sous différents angles... un effet de surprise intense qui donne la part belle au présent.
Retour à Zürich.
Nous poursuivons avec différents exercices et expérimentations. Force est de constater que la plupart du temps « less is more ». Moins nous faisons, plus fort est l’effet de surprise et la réaction émanant de nos vis-à-vis. Nous sommes invité.e.s à travailler notre présence, notre regard, notre ressenti, notre patience, notre corporalité : créer une tension dans le contexte d’une situation de la vie quotidienne en lui offrant une attention soutenue. Nous précisons nos postures et nos attitudes tout en évitant le côté extraverti. Plus notre insertion est subtile, plus elle devient intéressante. Surgit alors dans mon esprit moult questions.
Qu'est-ce qui est « normal » ? Jusqu'où la « subtilité » peut-elle nous mener ? Qu’est-ce qui est explicite, et pour qui ? Qu’est-ce qui est provocant, et pour qui ? En quel endroit peut-on créer un « décalage » ? Où sont les limites ? Qui définit les règles ? Les codes de circulation sont-ils les mêmes dans chaque espace public ? Les acteurs d’une séquence artistique sont-ils habilités à dicter leurs propres normes ? Quels risques encoure-t-on ? Faut-il arrêter le trafic ? Sommes-nous prêts à accueillir les réactions des personnes qui ne font pas partie du « jeu » ? Qui prend la responsabilité ? Est-ce que tout est permis ? Où commence l'espace public ?
Je termine ces propos en relatant une anecdote personnelle. En janvier 2023, je rends visite à ma collaboratrice qui vit à Vienne. Holly me raconte que, dans le quartier où elle réside, elle aperçoit quotidiennement, à différentes heures, un vieux monsieur posté à la fenêtre donnant sur la rue, sur le trottoir plus précisément. Ce personnage prend place chaque jour de l’année, à toute heure, devant la fenêtre ouverte d’un appartement situé au rez et fixe les passants. Intriguée, je tente l’expérience de l’observation réciproque. Et il est là. Il me fixe. Il ne fait rien, ne fume pas, ne boit pas. Il fixe avec un regard soutenu l’extérieur. J’ai l’impression d’être touchée dans mon intimité. Je me sens un peu mal à l’aise. C’est comme si j’avais fait immersion chez lui, dans sa sphère privée. Pourtant, je me trouve à l’extérieur, dans l’espace public, n'est-ce pas ? Je suis en règle, j’ai le droit de faire mon chemin. Et lui, est-il est dans ses droits, avoir une fenêtre ouverte et scruter les environs ?
Pour approfondir le sujet, voici les ouvrages de références que Jérôme Leuba nous a présentés : Erving Goffmann « La mise en scène de la vie quotidienne »; Allan Kaprow « L’art et la vie confondus »; Barbara Formis « Esthétique de la vie ordinaire »; Yves Citton « Pour une écologie de l’attention »; John Dewey « L’art comme expérience »; Tim Ingold « L’anthropologie comme éducation »; Jacques Rancière « Le spectateur émancipé »; Robert Filiou « Enseigner et apprendre ».